Des remontrances bonnes et mauvaises

1. Un troisième des douze compagnons, du nom de Baël, dit : « Amis, pour une fois, laissez-moi dire un mot ! Il est vrai que je parle peu d’ordinaire et préfère écouter en silence de sages paroles ; mais de tout ce que vous avez dit tous deux, il ne ressort jusqu’à présent que fort peu de sagesse. Le jeune disciple a bien raison de se moquer de vous comme il faut ; car je vous le dis-moi aussi, les arbres vous cachent la forêt !

Considérez qui nous sommes, et ce qu’est cette grande compagnie, et remerciez Dieu que nous soyons encore en vie !

Nous sommes de misérables vers de terre sans la moindre valeur, et cette compagnie est faite de puissants devant qui toute la terre tremble ; et nous, les vers de terre, osons encore échanger avec eux les propos les plus stupides !?

En quoi cela te dérangeait-il, ami Suétal, que ce noble et merveilleux jouvenceau véritablement tout-puissant mangeât huit poissons devant nous ?! Ne mangeons-nous pas ici gratis, et ne sommes-nous pas rassasiés ?

 Selon moi, si nous avons mangé plus qu’à notre faim, qu’avons-nous à demander encore ? Si la nature de ce jeune homme est ainsi faite que, pour la satisfaire, il doit manger davantage que nous autres gueux affamés du Temple, nous n’avons pas à critiquer cela !

Car d’abord, il ne s’est pas régalé à nos frais, et ensuite, il était particulièrement malséant à vous de lui demander pour ainsi dire de vous rendre des comptes ! Je vous en prie, soyez un peu plus avisés !

Ce disciple commande pour ainsi dire à tous les éléments, et vous, vous lui parlez comme s’il était des vôtres. Oh, vous êtes vraiment des ânes !

 Plus que les anciens prophètes, il mérite toute notre vénération, à cause de l’Esprit divin qui est en lui, et vous le traitez comme s’il était exactement votre semblable !

Quand vous deviez vous présenter devant les grands prêtres du Temple, vous trembliez de crainte respectueuse ; ici, il y a d’un seul coup un million de fois plus que mille grands prêtres, et vous vous comportez tous deux comme de vrais crétins !

Fi donc, honte à vous ! Taisez-vous, écoutez et apprenez un peu ; alors seulement, vous pourrez parler avec des gens qui seront moins sages que vous ! Mais, je vous en prie, laissez tranquille ce divin jouvenceau, sans quoi je devrai vous parler plus rudement au nom de tous les autres frères qui sont à cette table ! »

2. Raphaël dit : « Tu as certes bien parlé, cher Baël ; mais ces vertes re[1]montrances ne sont jamais entièrement souhaitables, car ce qu’il y a derrière elles n’est pas de l’amour, mais un secret orgueil.

Car lorsque tu rabroues tes frères avec cette rudesse, l’irritation t’enflamme peu à peu, tes propres paroles te mettent en colère, et il ne peut en sortir rien de bon ; car les raisins et les figues ne poussent pas sur les ronces et les chardons, et sur un sol brûlé, l’herbe ne reparaît pas de longtemps.

3. Si tu veux guider tes frères, tu ne dois pas les empoigner par le bras comme un lion se saisit de sa proie, mais les conduire comme une poule ses poussins ; c’est alors que tu auras la considération de Dieu, parce que tu auras agi selon l’ordonnance céleste.

4. Commence toujours par essayer la force et la puissance de l’amour, qui peut beaucoup et va très loin ! S’il apparaît que l’amour ne mènera à rien, ou à peu de chose, par sa douceur, alors seulement, tu peux l’envelopper de son habit le plus sévère et, par amour, conduire ainsi ton frère en le tenant fermement jusqu’à ce que tu l’aies ramené sur le droit chemin !

Et une fois qu’il y est, il faut alors dévoiler ton amour, et ton frère demeurera toujours pour toi un ami divinement reconnaissant ! Voilà ce qui est le mieux, parce que cela est dans l’ordonnance divine de toute éternité. »

5. À cette remontrance, Baël ouvre de grands yeux, et, dans leur joie, Suétal et Ribar serrent les mains de Raphaël ; car ils étaient fort aise d’avoir trouvé dans le jeune disciple supposé un défenseur de leurs droits d’êtres humains.

6. Mais le jeune disciple leur dit : « Ami, la gratitude pour un service rendu est bonne lorsqu’elle est fondée sur une bonne raison ; mais si la raison n’est pas tout à fait bonne, si, en vérité, elle est plus mauvaise que bonne, alors toute cette gratitude, si grande soit-elle, vaut exactement aussi peu que sa cause elle-même ! »

7. À cette remarque de Raphaël, Suétal et Ribar ouvrent de grands yeux, et Suétal demande à Raphaël : « Mais, très cher jeune ami, que nous dis-tu là !? Tu ne sembles pas du tout content de notre reconnaissance ! »

8. Raphaël dit : « Voyez-vous, lorsqu’un homme veut suivre l’ordonnance divine, il faut qu’enfin tout ce qu’il fait soit pleinement conforme à cette ordonnance. L’amour pur, fondement de toute vie en l’homme comme en Dieu, doit paraître avec éclat dans chaque action.

Vous m’êtes reconnaissants à présent d’avoir réprimandé Baël parce que les remontrances qu’il vous a lui-même adressées n’étaient pas fondées sur l’amour, mais sur le dépit, qui est un rejeton de la colère et de la vengeance.

Baël avait visiblement offensé vos sentiments, aussi brûliez-vous de dépit en vous-mêmes et nourrissiez-vous le désir que Baël soit lui aussi vertement tancé pour cela. Mais, voyez-vous, un tel désir est le dernier-né de la soif de vengeance, et celle-ci n’appartient qu’à l’enfer !

Et quand j’ai exaucé votre vœu en lui montrant clairement ce qu’il y avait de mal dans ses remontrances, vous en avez tous deux conçu de la joie et m’étiez reconnaissants pour cela.

9. Mais cette joie n’est pas née en vous parce que j’ai ramené votre frère Baël sur la bonne voie de l’ordonnance divine, mais au contraire parce que, selon vous, je lui ai porté à votre place un bon coup qui a quelque peu apaisé votre petite soif de vengeance et que vous avez ainsi un nouveau motif de lui faire des reproches pour apaiser encore plus souvent par la suite cette petite soif de vengeance.

Et puisque votre gratitude est fondée sur une telle raison, qui est mauvaise parce qu’il n’y a en elle aucun amour, votre gratitude ne peut elle-même pas être bonne !

10. Ah, si votre gratitude était le fruit de cette joie véritablement céleste de voir un ami quelque peu dans l’erreur revenir sur le droit chemin, alors, elle serait aussi le fruit de l’ordonnance céleste, qui a pour nom amour, et pour cette raison, elle serait bonne.

 11. Si, comme vous y êtes destinés, vous voulez être de vrais enfants de Dieu, vous ne devez jamais être motivés dans vos actions par une raison qui ne repose pas dans toutes ses parties sur l’amour le plus pur ; il ne doit pas y avoir dans vos cœurs la moindre trace du plus petit désir de vengeance ni la moindre joie du malheur d’autrui, car tout cela appartient à l’enfer et non au ciel.

12. Si, dans votre maison, un frère était couché, gravement malade dans son corps et en grand danger de mourir de cette maladie, et que vous soyez ainsi menacés de la grande tristesse de perdre un frère très cher, vous mettriez sans doute tout en œuvre pour soulager ce frère de ses maux et pour le sauver de la mort ! Et quelle serait votre joie si, grâce à vos efforts, votre frère allait mieux d’heure en heure !

13. Mais si vous éprouvez déjà une telle joie lorsque l’état de votre frère s’améliore physiquement, combien plus devriez-vous vous réjouir, vous qui êtes tous des enfants d’un seul et même bon Père céleste, quand un frère à l’âme malade et qui était peut-être en voie de se perdre définitivement est guéri et retrouve le chemin de la vie éternelle ! Comprenez-vous cela ? » GEJ3 CH59 Chapitre premier (retour-du-christ.fr)

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