1. Zinka imposa alors les mains à Zorel en sens contraire, et celui-ci ouvrit aussitôt les yeux et se réveilla. Lorsqu’il fut parfaitement éveillé, Je fis signe au vieil hôte Marc de lui donner le vin quelque peu mêlé d’eau, car la soif le tourmentait beaucoup. Marc le fit aussitôt, et Zorel, très assoiffé, vida un grand gobelet d’un seul trait et en demanda un autre, car il avait encore soif.
Marc Me demanda s’il devait faire cela. J’acquiesçai, ajoutant seulement qu’il devait cette fois mettre plus d’eau que de vin.
Ce que fit Marc, et Zorel s’en trouva bien. S’étant ainsi restauré, il regarda son entourage, qu’il pouvait encore parfaitement distinguer, bien que le soleil fût désormais très près de son coucher.
2. Au bout d’un instant, il (Zorel) dit en Me regardant fixement : « Zinka, il me semble que je connais très bien cet homme-là ! Je dois l’avoir déjà vu quelque part ! Qui est-il donc, et quel est son nom ?
Plus je le considère, plus vif est mon sentiment de l’avoir vu quelque part ! Zinka, j’ai à présent une grande sympathie pour toi — dis-moi donc qui est cet homme ! »
3. Zinka dit : « Cet homme est le fils d’un charpentier de Nazareth, au-delà de Capharnaüm — mais ce n’est pas le village du même nom qui se trouve derrière les montagnes et est habité en grande partie par des Grecs sordides.
Il est de son état guérisseur, et très habile dans son art ; car celui qu’il secourt est véritablement secouru. Son nom correspond à ce qu’il est, c’est pourquoi il se nomme “Jésus”, c’est-à-dire sauveur à la fois des âmes et des parties malades du corps. Sa volonté et ses mains ont encore une bien plus grande force, et il est de plus bon et sage comme un ange. J’ai maintenant répondu à tes questions ; si lu veux en poser de nouvelles, fais-le — sans quoi les nobles seigneurs pourraient entreprendre autre chose, et nous n’aurions plus guère le temps de nous concerter beaucoup. »
4. Zorel dit à mi-voix à Zinka : « Je te remercie de ce que tu m’as appris, bien que je ne sache pas encore à quoi m’en tenir exactement ; car je ne peux m’expliquer pour quelle raison il me semble si bien connaître cet homme !
C’est comme si, à quelque époque, j’avais fait un grand voyage avec lui ! J’ai beaucoup voyagé sur mer et sur terre, souvent en compagnie,
et je ne peux me souvenir d’avoir jamais vu un tel homme ni de lui avoir parlé ; pourtant, comme je l’ai dit, j’ai la très forte impression d’avoir eu beaucoup affaire à lui lors d’un voyage ! — Explique-moi comment cela peut se faire ! »
5. Zinka dit : « Le plus naturellement du monde ! Tu as dû faire un jour un rêve très vivace, dont tu te souviens à présent, quoique vaguement, et c’est là la raison certaine de ton sentiment actuel ! »
6. Zorel dit : « Tu as peut-être raison ! Je rêve souvent de choses dont je ne me souviens qu’au bout de plusieurs jours ; sinon, tout cela se perd et je ne me souviens plus de mon rêve, si vivace qu’il ait été. Ce doit être le cas ici ; car dans la réalité, je n’avais certes jamais vu ce Nazaréen.
7. Mais encore une chose, cher ami ! Je suis venu ici pour obtenir du grand gouverneur l’aumône que tu sais. Penses-tu qu’il y ait quelque chose à faire avec lui ? Car s’il n’y avait rien à espérer, tu pourrais du moins intercéder en ma faveur, afin qu’il me laisse rentrer chez moi. Qu’ai -je à faire ici désormais ?
Je ne fais aucun cas de tout ce fatras de sagesse théosophique ou même philosophique. Ma théosophie et ma philosophie tiennent en peu de mots : je crois ce que je vois, je crois donc à la nature, qui se renouvelle sans cesse depuis toujours.
En outre, je crois que boire et manger sont les deux nécessités les plus absolues de l’existence ; en dehors de cela, je ne crois pas aisément à grand-chose.
8. Il est vrai qu’il y a bien des étrangetés dans le monde, ainsi toutes sortes de magies et d’autres arts ou sciences Mais entre tout cela et moi, il y a le même rapport qu’entre moi et le feu : tant qu’il ne me brûle pas, je ne souffle pas dessus !
Je n’éprouve en moi aucun besoin d’en savoir et d’en comprendre davantage que ce que je sais et comprends aujourd’hui ; il serait donc parfaitement stupide de ma part de vouloir m’attarder plus longtemps pour attraper au passage quelque leçon de sagesse difficilement compréhensible, à seule fin de pouvoir m’en aller ensuite faire l’arrogant devant quelques idiots.
9. Tu vois en moi un homme de la nature ayant en aversion toutes ces institutions et ces lois humaines qui se croient sages, parce que la plupart lèsent bien trop durement sa liberté innée, et cela uniquement pour que quelques-uns puissent être très riches, puissants et considérés, en échange de quoi, bien sûr, des millions d’autres doivent languir dans une misère souvent très noire.
Si j’en savais plus que je n’en sais déjà, je comprendrais mieux encore la raison d’une telle injustice, ce qui ne me rendrait certes pas plus heureux ; mais ainsi, dans ma stupidité, bien des chagrins me sont épargnés, parce que je ne comprends pas vraiment la cause fondamentale de tous les maux humains.
10. Là où les hommes, qui sont méchants, mais qui se veulent sages, n’ont pu trouver par eux-mêmes suffisamment de lois pour opprimer l’humanité,
ils ont mis en place des penseurs très inventifs qui, marchant à pas comptés avec des grimaces extatiques, révélaient quantité de lois qu’ils disaient, en mentant, bien sûr, dictées par les dieux, apportant ainsi de nouveaux tourments à la pauvre et faible humanité sous la menace ridicule des punitions éternelles les plus terribles et la promesse des plus extraordinaires récompenses, mais cela, bien sûr, après la mort du corps, ce qui est bien payé, car les morts n’ont plus besoin de rien.
11. Mais pour ce qui est des punitions, les hommes ne les ont pas laissées traîner jusqu’après la mort ; ils ont pris les devants de leurs vains dieux imaginaires et préféré punir dès ce monde ceux qui enfreignaient les lois de ces dieux, afin que nul ne risque dans l’au-delà de ne pas avoir eu son compte de la punition promise.
C’est seulement pour la récompense qu’ils laissaient les dévots attendre la mort ; car les avances gratuites n’existent pas dans cette douce vie, à moins de se faire massacrer en bonne et due forme pour le compte de quelque grand !
Tout ce qui existe dans les associations humaines est si bien prévu dans l’intérêt particulier des hommes que tout homme lucide découvre du premier coup le fondement sur lequel elles reposent : le principe de loi divine et de société humaine !
12. Ami, si un homme veut vivre en étant le seul maître parfaitement libre de tout ce qui est beau sur terre, alors le reste de l’humanité, faible en volonté et en force, n’a plus qu’à pleurer, avec le sol qui la porte !
Cela ne ferait certes pas de mal aux oppresseurs de l’humanité et aux tyrans sans cœur de recevoir un jour [dans l’au-delà] la récompense qu’ils méritent ; mais qui va la leur donner ?! Bref, tout cela ne veut rien dire !
Ce n’est qu’un jeu de marionnettes !
13. Celui qui peut s’asservir les autres, c’est-à-dire ses contemporains, a bien raison de le faire ;
car un homme stupide ne vaut pas plus qu’un chien stupide ! Un plus fort et un plus malin n’a qu’à l’assommer, prendre possession de ses biens et tenter ensuite de les défendre à la vie et à la mort contre les mains étrangères !
S’il y parvient, il devient bientôt un grand seigneur libre ; sinon, c’est bien fait pour lui, car il a entrepris une chose dont il aurait dû prévoir, s’il était avisé, qu’elle ne lui réussirait pas.
Bref, pour les idiots, il n’y a pas mieux que l’anéantissement ; lorsqu’ils ne sont plus, toutes les lois, les poursuites, les punitions inhumaines cessent définitivement pour eux !
Plutôt ne pas être, s’il faut être dans la misère ; dix mille ans du plus parfait bonheur ne compenseraient pas une heure de vraie misère !
14. Voilà, cher ami Zinka, quelle est mon inoffensive conviction, à laquelle il est sans doute difficile d’opposer quoi que ce soit en ce monde.
C’est une vérité qu’on n’entendra nulle part de nos jours : chacun berce son existence d’illusions purement mensongères, et se croit ainsi parfaitement heureux !
À d’autres ! Qu’ils aillent voir au royaume du mensonge et chercher la consolation dans leur imagination fantasque quand la misère commencera à leur piétiner la nuque de ses talons d’airain !
15. Étourdissez-vous, pauvres malheureux, avec le pavot du mensonge, et dormez toute votre vie sous le doux poids de la folie, et si cela rend quelqu’un heureux, grand bien lui fasse ;
quant à moi, cela ne me fait pas de bien, parce que je ne peux que me sentir très malheureux sous les ailes d’aigle de la vérité lorsque, du plus haut du ciel, je suis contraint de voir, de sentir et même d’escompter la chute toujours mortelle qui me menace, moi comme mes pareils !
Qui m’arrêtera dans ma chute, si le lien lâche par lequel ma folie m’a attaché aux puissantes ailes de l’aigle se rompt ?
16. Hommes, laissez-moi donc ronger ma proie en paix ! Je ne vous dérange vraiment pas ; ne me donnez de votre superflu que ce qu’il faut pour que je puisse me procurer à nouveau ce que le mauvais sort m’a pris, et vous ne trouverez pas en moi un mendiant ingrat !
Mais si, selon votre habitude, vous ne voulez rien me donner du tout, du moins laissez-moi reprendre mon chemin, afin que je puisse, moi pauvre bougre, rassembler assez de bois, par des moyens illégaux, bien sûr, pour me construire ne serait-ce qu’une cabane de fortune, aussi bonne du moins que celle du castor !
Vous me permettrez peut-être l’une ou l’autre de ces deux choses ; mais peut-être ne ferez-vous même pas cela, afin de me rendre encore plus malheureux que je ne le suis déjà !
Mais si c’est là ce que vous avez en tête, je préfère qu’on me tue tout de suite ! Car je ne veux à aucun prix être plus malheureux que je ne le suis déjà !
Et si vous ne me tuez pas, je sais ce qui me reste à faire, et je verrai bien à me tuer moi-même ! »
17. Zinka dit : « N’en fais rien ! D’ailleurs, avec toutes tes connaissances et ton expérience remarquable, tu n’auras pas à accomplir une telle folie ; car pendant que tu dormais, Cyrénius a pourvu au mieux à tes intérêts —
mais seulement pour le moment où tu comprendras que ce que tu considères à présent comme la vérité est précisément le plus grand des mensonges !
Ainsi, ne te soucie de rien et accepte une meilleure doctrine, et alors seulement tu pourras être véritablement et parfaitement heureux ! » GEJ4 CH59 GEJ4.pdf (retour-du-christ.fr)
