Conception du monde stoïcienne du pêcheur Aziona

1. Aziona dit : « Eh bien, il faudrait savoir tout d’abord si cela dépend entièrement de ma volonté ! Il est certain que nous n’admettons pas aisément une chose dont nous n’avons encore jamais vu les effets évidents.

Les effets visibles de la cause que tu viens d’énoncer devant moi ne font certes pas défaut ici : mon cellier rempli de nourriture, et ce vin né de l’eau la plus pure ! Ce devrait être là, comme on dit, des preuves joliment tangibles !

Encore faudrait-il pouvoir s’assurer que vous ne disposez pas en secret de quelque spécifique dont il suffirait d’ajouter une très faible quantité à n’importe quelle eau pure pour en faire du vin !

Ce n’est probablement pas le cas ici : mais, devant cette pure merveille, on ne peut tout à fait se défendre d’une telle pensée, et dès lors, on ne peut plus parler de certitude absolue, et les effets de la foi parfaite que tu décris si bien ne sauraient exister !

Je ne prévois donc que trop clairement que nous ne serons jamais capables, nous, habitants de ce village, de donner le goût du vin à la moindre goutte d’eau !

2. Il est vrai que notre situation ici est des plus misérables — nous ne nous nourrissons que de lait de chèvre, de poisson et d’eau, car rien d’autre ne vient dans ce véritable désert ;

mais nous nous satisfaisons de ce pur état de nature, qui ne nous a pas empêchés d’acquérir en divers lieux une grande expérience.

Nous avons parcouru le monde entier, car nous étions chanteurs et magiciens, et, à Athènes, j’ai appris l’art des apothicaires et la préparation de certains spécifiques secrets grâce auxquels il est possible de réaliser devant les profanes toutes sortes de prodiges.

3. Bref, malgré l’apparente simplicité de mon existence, je suis riche d’une foule de connaissances et d’expériences ! Je connais l’herbe de vie du boa constrictor et la pierre merveilleuse de Bezoar.

Je connais l’Asie jusqu’au fin fond de l’Inde, je connais l’Europe, j’ai été en Hispanie, dans le pays des Gaules et aussi en Bretagne, je connais les coutumes et la langue de ces pays, et, de retour en Grèce, j’ai fait la connaissance de sages de l’école du grand Diogène et ai pu dire alors : “Oh, quelle n’est pas la folie de l’homme !

Pour le stupide argent, il traverse des pays et des royaumes ; mais le grand sage Diogène était heureux dans son tonneau, parce qu’il avait compris et démontré mieux que quiconque la parfaite inanité du monde et de ses trésors, et la complète absence de valeur de l’éphémère vie terrestre !”

4. Puis, il y a dix ans, je quittai Athènes avec mes compagnons et me retirai du monde dans ce désert.

Nous y bâtîmes ces huttes où nous demeurons aujourd’hui pour notre plus grande satisfaction, tirant notre nourriture du petit troupeau de chèvres que nous avions amené avec nous et des poissons qui abondent ici, et dont l’excédent nous fournissait de quoi faire un petit commerce à Césarée, uniquement pour acheter du sel.

5. Mais depuis que cette ville, il y a quelques jours, a été la proie des flammes, ce commerce a bien sûr pris fin, et cela fait déjà quatre jours que nous avons pu nous rendre compte, à notre grande joie, que l’on peut aussi vivre sans sel, puisque aussi bien quelque force invisible de la nature nous a condamnés à vivre

6. Car, comme nous tous ici, je considère l’existence comme une punition que la grande Nature inflige, pour nous être séparés d’elle, à notre petite nature d’êtres animés.

L’être pensant et conscient de lui-même est contraint d’éprouver tous les charmes de l’existence, cela pour souffrir d’autant plus lorsqu’une mort inévitable l’en sépare.

Aussi la seule préoccupation du vrai sage, celle dont nous sommes tous pénétrés, est-elle celle-ci : apprendre très tôt à mépriser complètement tout ce qui est sans valeur, et considérer la mort comme une réconciliation avec la grande Nature et le plus grand bonheur qui puisse survenir à un être vivant !

 Lorsqu’un homme s’est véritablement fortifié dans cette certitude, il a atteint le plus grand et seul vrai bonheur en ce monde. Ensuite, il peut vivre content, n’aspirant qu’à la mort, cette plus grande amie des vivants !

7. Nous nous réjouissons toujours fort de pouvoir rendre service à un homme avec nos faibles moyens ; mais nous avons aussi de bonnes et profondes raisons de plaindre tout homme qui s’efforce de parvenir à quelque chose en ce monde.

Pourquoi se tourmenter pour une chose qui, littéralement, n’existera plus demain ? Et si quelqu’un veut nous détromper, nous nous contentons de lui montrer les tombeaux des morts, d’où nul n’est encore ressorti vivant !

L’on redevient ce qu’on était, c’est-à-dire la terre qui nourrit les plantes bienheureuses, puisqu’elles existent sans le savoir et ne songent pas à leur disparition.

Oh, comme la non-existence est grande et sacrée auprès d’une vie clairement consciente d’elle-même !

8. Selon toute apparence, vous semblez être des artistes qui, bien que déjà fort bien pourvus, recherchent ce qu’on appelle le bonheur terrestre !

Nous qui sommes parfaitement heureux, nous ne pouvons que vous plaindre si vous cherchez le vrai bonheur ailleurs que dans le seul lieu où l’on peut le trouver durablement. Demeurez donc et bâtissez-vous des huttes pareilles aux nôtres !

Contentez-vous de vivre avec aussi peu que possible cette vie de rien, qui n’a aucune importance et pas davantage de sens, et, peu à peu, vous vous rendrez compte à quel point ce que je vous dis là est juste et vrai !

9. Et tu comprendras aussi, toi l’orateur, à quel point ma connaissance bien réelle vaut davantage que ta ferme croyance pleine de certitude !

À quoi bon une telle foi, même si elle déplaçait des montagnes, si tu dois quand même finir dans la mort et le néant sans fin !

Nous, les hommes, nous ne sommes rien d’autre qu’un jeu de la grande Nature entre terre, lune et soleil ! Entre ces trois-là s’établissent des lois fortuites, d’où résulte sur le sol terrestre une vie provisoire.

 Les aveugles créatures animées de cette faible vie ne le comprennent pas, bien sûr ; mais nous qui avons marché sous tant de cieux, nous l’avons appris par expérience et pouvons dire à tous, avec la meilleure conscience du monde, ce qu’est la vie et ce que l’on doit en attendre ! »

10. Là-dessus, Aziona se tut. GEJ5 CH175  untitled (retour-du-christ.fr)

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