1. À ces mots, Zorel demeure tout saisi et effaré, et ce n’est qu’après une assez longue pause qu’il dit : « Ami, si j’avais connu alors ce que je connais maintenant, tu penses bien que j’aurais fait n’importe quoi plutôt que le commerce d’esclaves !
Je suis citoyen romain, et aucune loi, à ma connaissance, n’a jamais interdit ce commerce ; il est et a toujours été permis, et comment ce qui était légalement permis à des centaines d’autres aurait-il pu m’être interdit ?
Les Juifs eux-mêmes ont le droit d’acheter des enfants, surtout s’ils n’en ont pas déjà, pourquoi pas donc les autres peuples civilisés, auxquels les Egyptiens ont pourtant sans aucun doute toujours appartenu de mémoire d’homme, de même que les Perses ?
Ainsi, les fillettes n’ont pas été vendues à un peuple sauvage et brutal, mais au peuple à tous égards le plus civilisé du vaste monde qui nous est aujourd’hui connu, et on pouvait donc à bon droit s’attendre à ce que le triste sort que ces fillettes connaissaient chez elles soit non pas empiré, mais au contraire amélioré !
2. Car si tu vas dans la région d’Asie Mineure, tu y trouveras de telles foules d’êtres humains, et surtout d’enfants, que tu seras bientôt contraint, toi qui es un homme sage, de te demander comment ces gens parviennent à se nourrir et à vivre sans se manger entre eux !
Je peux t’assurer qu’à chaque fois que je me suis rendu dans ces contrées d’Asie Mineure, j’ai été littéralement assailli par les habitants et par leurs enfants.
Pour quelques miches de pain, on me donnait des fillettes, et aussi des garçons, en quantité ; et les enfants couraient après moi avec des cris d’allégresse et ne voulaient plus me quitter.
Quand j’achetais cent fillettes, on m’en donnait quarante ou cinquante par-dessus le marché. Beaucoup m’étaient achetées par les Esséniens, et presque tous les garçons quel que fût leur âge, mais ils me prenaient souvent des filles aussi.
Les Egyptiens n’achetaient que les jeunes filles déjà plus mûres, en partie pour les faire travailler, en partie aussi, vraisemblablement, pour leur plaisir.
Qu’il pût y avoir parmi eux quelques boucs lubriques qui aient mis à mal une esclave par libertinage, je ne le contesterai pas ; mais il ne peut y en avoir eu beaucoup.
3. À ma connaissance, peu d’entre elles sont allées en Perse, et elles ont surtout été achetées par des négociants et par divers artistes et, à ma connaissance, employées à toutes sortes de tâches bonnes et utiles.
De plus, il y a en Perse depuis longtemps déjà une loi très sage selon laquelle tout esclave de l’un ou l’autre sexe peut, au bout de dix années et s’il s’est bien conduit, obtenir sa pleine liberté et finalement faire ce qu’il veut.
Ils peuvent rester dans le pays et s’y établir à leur compte, ou bien repartir chez eux. Celles qui ont été vendues en Perse ne peuvent donc guère parler de malheur !
Maintenant, que les choses aient pu ne pas se passer au mieux pour certaines en Egypte, je ne chercherai pas à le contester ; mais que l’on aille dans leur patrie, et on en trouvera beaucoup dont le sort, même libres, n’est pas d’un cheveu plus enviable que celui de ces malheureuses d’Egypte !
Car elles n’ont d’une part pour ainsi dire rien à manger, et beaucoup se nourrissent de racines crues qu’elles récoltent dans les forêts, et il y en a beaucoup qui, faute d’un quelconque vêtement, vont entièrement nues et mendient, volent et disent la bonne aventure.
Certaines se procurent quelques loques en mendiant ou en volant ; mais la plupart n’y parviennent pas et vont donc nues, toujours entourées d’un grand nombre d’enfants.
4. C’est chez ces nomades que mon associé et moi avons toujours acheté le plus de ces enfants en surnombre pour en disposer de la sorte.
Les habitants sédentaires du Pont les nomment “Tsiganes”, ce qui veut dire à peu près “les bannis”. Ces gens grouillent partout ; ils vagabondent en grandes hordes sans feu ni lieu et ne possèdent aucune terre.
Les cavernes, les puits naturels et les arbres creux sont généralement leur demeure ; et, je te le demande,
n’accomplit-on pas déjà une bonne action envers ces gens en leur prenant leurs enfants pour rien et en s’en occupant de quelque manière,
et à plus forte raison lorsqu’on les achète à leurs parents nus et affamés contre de l’argent, des vêtements et du bon pain ?
5. Si maintenant, selon ce que je pensais jusqu’ici, on compare la façon dont certains de ces hommes étaient auparavant les déplorables esclaves de la plus grande pauvreté et sont devenus ensuite grâce à moi les esclaves bien soignés d’êtres humains,
on conclura aisément que le malheur que j’ai selon toi apporté à ces gens n’est vraiment pas si énorme que tu le représentes. Cependant, je ne leur aurais pas fait même cela si j’avais pensé alors comme à présent.
6. En outre, je te le dis en confidence, bien qu’émerveillé par ta sagesse pieuse et dévouée à Dieu, je trouve tout de même assez étrange qu’un Dieu de toute bonté, s’il intervient en quoi que ce soit dans le destin des hommes,
laisse errer de par le monde comme des bêtes sauvages un si grand nombre d’êtres humains parfaitement constitués !
Un Dieu tout-puissant pourrait bien faire en sorte que de tels hommes soient un peu mieux logés sur cette bonne terre !
7. Il est vraiment singulier, pour un homme qui réfléchit, de voir des centaines de milliers de gens par ailleurs parfaitement constitués errer dans un tel abandon, affamés et nus, et de ne pouvoir lui-même les aider avec la meilleure volonté du monde !
Est-il donc surprenant, ami, qu’à la vue de tels humains on se mette à douter quelque peu de l’existence d’un Dieu très sage et d’une grande bonté ,?
Et quand je me déclarais tout à l’heure contre une loi qui protège la propriété, du moins avec trop de rudesse, ce n’est finalement pas si stupide au regard d’une telle misère !
8. À présent, ami, tu connais les raisons et la justification que j’oppose aux reproches très durs que tu m’as fait ; quoi qu’il en soit, n’oublie jamais que c’est un Zorel très au fait des choses de ce monde qui se tient devant toi avec son arc bandé et qui, malgré les loques dont il est aujourd’hui vêtu, ne craint nulle sagesse outre mesure !
Mais dis-moi maintenant s’il y a de bonnes raisons, selon la sagesse divine, pour que tout ce qui est soit nécessairement ce qu’il est, et je t’en serai grandement reconnaissant !
Car tu dois savoir aussi bien que moi que, selon ma conception d’homme, il y a sur terre beaucoup de misère inutile à côté du bien-être souvent démesuré d’individus isolés ! Pourquoi donc un seul possède-t-il tout, et les centaines de milliers qui l’entourent rien ?
Bref, explique-moi la misère de tous ces Tsiganes(*) d’Asie Mineure. Qui sont-ils, d’où viennent-ils, pourquoi doivent-ils croupir dans cette misère permanente ? » GEJ4 CH65 GEJ4.pdf (retour-du-christ.fr)
