La vie de magicien d’Hiram

1. Jean dit : « Écoute-moi donc patiemment. Vois-tu, comme tous tes compagnons ici, tu étais plus ou moins magicien, et, quelques années avant de t’associer, en Grèce, avec l’apothicaire Aziona, tu as fait, avec une magicienne du nom de Clia, un voyage en Égypte qui ne t’a pas rapporté grand-chose, à cause de la grande insuffisance de votre art !

2. À Alexandrie, les gamins des rues ont aussitôt imité vos tours — parfois même mieux et avec plus de succès que vous ! Aussi, ayant gagné bien peu d’argent, partîtes-vous pour Le Caire.

Là, vous voulûtes faire votre spectacle ; mais l’on vous disait : “Voyons ce que vous savez faire !”, et, quand vous aviez donné quelques échantillons de votre art, on vous plaignait et vous disait :

“Braves gens, voici quelques sous pour le voyage, mais ne montrez pas cela dans les villes ! Il y a bien des petits villages où vous pourrez peut-être gagner votre dîner !”

3. Puis vous fûtes à Karnak, sans plus de succès, et de même à Éléphantine, mais cela ne vous empêcha pas de vous aventurer jusqu’à Memphis.

Là, ce fut pis que tout ! Si un curateur romain n’avait pris en pitié votre détresse, vous eussiez passé un mauvais moment. Mais, grâce à Clia, qui était fort belle, l’obligeant curateur romain vous hébergea pendant trois lunes et te fit faire la connaissance d’une compagnie de magiciens perses déjà fort aisés, qu’il supposait pouvoir t’apprendre quelque chose,

4. Mais cette compagnie de magiciens n’y voulut consentir qu’à la seule condition que, en sus de la taxe considérable qu’ils demandaient pour ton apprentissage, tu serais leur esclave et leur homme de main pendant dix longues années !

Tu fis alors ce calcul : “Être dix ans leur esclave et payer une taxe de cent livres ?! Mais si je suis leur esclave pendant neuf ans, ils peuvent fort bien me tuer, moi esclave, la dixième et dernière année, afin que je ne dévoile pas leurs secrets en Grèce, et mes cent livres disparaîtront avec moi ! Les cent livres mangées par les magiciens, et moi par les crocodiles du Nil ! Non, je ne me ferai pas cette violence !”

5. Telle fut la bonne et ferme résolution que tu pris en secret. Mais aux magiciens, tu dis ceci : “Très savants magiciens, quand j’aurai eu l’occasion de voir en spectateur la plupart de vos tours si remarquables et mystérieux, peut-être voudrai-je m’engager avec vous dans un contrat plus avantageux encore !”

Après cela, les magiciens t’emmenèrent avec eux, et, chaque fois qu’ils se produisirent, c’est-à-dire deux fois par semaine, ils montrèrent leurs tours les plus remarquables et les plus audacieux.

6. Comme notre temps est compté, je ne parlerai pas des nombreux autres tours sans rapport avec notre affaire, mais seulement de ceux qui te firent proprement perdre toute contenance.

Voici en quoi ils consistaient : un vigoureux Arabe d’une trentaine d’années s’avançait et, d’une voix grave qui forçait le respect, annonçait qu’il allait imposer ses mains nues à une jeune fille et, par la seule force de sa volonté, la rendre capable de dévoiler à la demande les pensées et les secrets de n’importe quelle personne.

Elle pouvait aussi, disait-il, donner l’âge de toute personne et, si celle-ci le souhaitait, lui prédire les événements heureux ou malheureux de son avenir.

7. Pour toi, ce fut comme si la foudre t’avait frappé. On amena la jeune fille et l’installa sur un divan. Le magicien lui imposa les mains, et elle s’endormit.

Bientôt, elle entra dans une sorte d’extase et se mit à parler avec le magicien, qui dit alors : “À présent, que ceux qui voudraient savoir quelque chose approchent, mais jamais plus de trois personnes à la fois, et ceux à qui elle demandera de s’éloigner devront le faire à l’instant, sans quoi il pourrait leur arriver des choses déplaisantes !

Quant à ceux qui n’auraient pas la conscience très nette, ils ne doivent surtout pas s’approcher de cette jeune fille, mais poser leur question à moi seul par le truchement d’un tiers, et c’est moi qui leur donnerai la réponse en secret. L’état de cette jeune fille durera une heure et demie.”

8. Après ce discours, plusieurs personnes s’approchaient et posaient les questions les plus extraordinaires, dont chacune recevait sa réponse merveilleuse.

Toi-même, tu demandas ton âge et quel sort t’attendait. Tout ce que la jeune fille t’a dit s’est réalisé jusqu’ici dans les moindres détails. Et ce qui ne s’était pas encore réalisé semble vouloir s’accomplir en ce moment même et par la suite ! — Dis-moi si ce n’est pas là exactement ce qui t’est arrivé. »

9. Hiram est absolument confondu et dit : « Ah, cette fois, c’est vraiment trop, c’est plus que mille jeunes filles enchantées comme celle-là !

Car même à toi, ami Aziona, je n’avais presque rien raconté de tout cela, et encore moins à qui que ce soit d’autre ! Mais comment peux-tu savoir cela, et aussi exactement ?

Ah, tu es un homme par trop étrange, et je commence à me sentir véritablement inquiet en ta singulière présence ! »

10. Jean dit : « Laisse donc cela, car nous ne sommes pas venus pour vous faire le moindre tort, mais au contraire pour vous rendre aussi heureux que possible, tout spécialement en esprit ! Car si vous n’êtes pas d’abord heureux en esprit, aucun bonheur terrestre ne vous servira de rien ! —

Dois-je aussi te dire comment ce fameux magicien de Memphis, qui t’a convaincu mieux que tous les autres, fabriquait les rêves, et quel tour de magie tu voulais nous opposer tout à l’heure, à propos de ton rêve de lumière ? »

11. Hiram dit : « Oh, laisse cela, cher ami ! Je n’ai certes aucune idée de la manière dont ce magicien pouvait provoquer certains rêves chez les dormeurs, mais je suis convaincu par avance que tu connais cela dans les moindres détails, et que tu saurais le faire avec mille fois plus de succès, pour peu que tu le voulusses.

Car ton regard, ou Dieu sait quel autre de tes sens, a pu lire en moi les choses les plus secrètes comme dans un livre ouvert — comment, je me le demanderai jusqu’à mon dernier jour ! »

12. Jean dit : « Pas du tout, ami ! Non que je tienne à t’expliquer comment cet Égyptien fabriquait les rêves afin que cela te serve par la suite à mieux gagner ta vie —

car tu n’as qu’à aller chez les Esséniens, et ils te montreront la même chose, et peut-être même te l’expliqueront ; non, ce qui m’importe, c’est de te montrer quelle grande différence il y a entre la manière dont nous pouvons véritablement apparaître à quelqu’un en esprit dans un rêve clairvoyant,

et celle dont ce magicien, qui plus tard est allé chez les Esséniens et s’y trouve encore, faisait rêver certains dormeurs. »

13. Hiram et Aziona, qui écoutait de toutes ses oreilles, disent : « Ah, en vérité, nous sommes terriblement curieux de savoir cela ! Oui, nous t’en prions instamment, explique-le-nous, et d’une manière compréhensible. »

14. Jean dit : « Fort bien, écoutez-moi donc. Je t’ai déjà expliqué très fidèlement et en toute vérité comment nous t’avons fait rêver de nous et de notre arrivée, tout comme je t’ai fait un récit véridique et fidèle de ton périple en Égypte avec la belle Clia, qui te laissa ensuite retourner seul en Grèce, parce qu’elle se trouvait mieux à Memphis !

Aussi n’est-il pas utile que je te répète ces choses, dont tu conserves d’ailleurs un vif souvenir. Il ne s’agit donc que de savoir comment le magicien causait ces rêves à ses dormeurs.

15. Vois-tu, cette compagnie de magiciens était fort nombreuse ! Seuls quelques-uns opéraient publiquement, mais la plupart étaient des spectateurs qui se concertaient avec eux, mais ne devaient jamais arriver dans une grande ville en même temps que le gros de la troupe.

 Ils arrivaient peu à peu, soit comme des marchands, soit comme d’autres sortes de voyageurs, soit enfin comme des curieux qui, ayant entendu dire les choses les plus extraordinaires sur les grands et merveilleux artistes qui devaient bientôt se produire en cette ville, souhaitaient les y voir.

 Ils étaient chargés, comme on dit, d’alerter les populations, mais tous vivaient bel et bien de cette seule industrie, qui, dans chaque grande ville, leur rapportait plusieurs milliers de livres.

16. Ces membres secrets de la compagnie des magiciens se contentaient, lors des représentations, d’être d’honnêtes spectateurs, mais ils savaient très exactement, grâce à un signe qu’on leur faisait, à quel moment on les emploierait à mieux tromper les gens.

Parmi eux, il en était donc plusieurs qui assuraient leur service secret auprès du faiseur de rêves.

Chacun savait depuis longtemps ce qu’il rêverait quand, sur l’invitation du magicien, il sortirait comme par hasard des rangs des spectateurs et lancerait d’une voix forte et théâtrale qu’il pariait mille livres que, malgré tout son art, le magicien ne le ferait pas rêver.

17. Le pari était généralement accepté, et le tapageur, montant sur la tribune, devait absorber PRO FORMA une potion soporifique où il n’entrait assurément pas la moindre goutte de suc de pavot. Bref, allongé sur un divan, l’homme tombait bientôt dans un profond sommeil d’où nul vacarme ne pouvait plus le tirer.

Quand notre homme — en apparence, s’entend — dormait ainsi à poings fermés, le magicien s’avançait avec un grand geste théâtral et disait aux spectateurs impressionnés : “Quelqu’un dans cette nombreuse assistance souhaiterait-il formuler le vœu de ce que devra rêver ce dormeur qui voulait fouler aux pieds mon art ?”

18. L’un des nombreux acolytes présents ne tardait pas à se manifester, par exemple sous l’apparence d’un riche marchand couvert d’or de Rome ou de Persépolis, ou de quelque autre hôte de marque, et disait : “Voyons s’il fera le rêve auquel je pense !”

19. Alors, le magicien lui disait aimablement : “Très noble seigneur venu assister à notre grand spectacle, aie la bonté de faire part de ton idée, dans le plus grand secret, aux autres nobles seigneurs ici présents, qui seront tes témoins, mais non à moi-même,

car je l’aspirerai dans l’air par cette baguette magique, puis la ferai apparaître à ce dormeur en un rêve clairvoyant !”

20. Ainsi était-il fait, bien sûr sous le regard particulièrement attentif de tous les 311 spectateurs. Alors, le magicien mettait sa baguette magique dans sa bouche et faisait mine d’aspirer véritablement quelque chose dans l’air. Enfin, il posait une extrémité de la baguette sur sa tête et, avec l’autre extrémité, touchait pendant quelques instants la tête du dormeur.

21. Pour que la chose fût encore plus sensationnelle, on réveillait alors le dormeur par une puissante sonnerie de trompette. Il se frottait les yeux un moment, comme s’il ne savait plus très bien où il se trouvait.

Mais bientôt, il revenait tout à fait à lui, et on lui demandait aimablement s’il se souvenait de ce qu’il avait rêvé ; car mille livres étaient en jeu, qu’il perdrait évidemment si jamais il avait rêvé ce que souhaitait le magicien. Si, pourtant, il avait fait un autre rêve, les mille livres lui seraient comptées sur-le-champ par le magicien. Mais on lui rappelait qu’il devait dire rigoureusement la vérité, sans quoi la merveilleuse jeune fille serait appelée et il serait puni comme pour mille mensonges.

22. Apparemment quelque peu embarrassé, le dormeur commençait à raconter son rêve, et, quand il en avait terminé, tous les spectateurs témoignaient hautement qu’il s’agissait bien du même rêve dont ils avaient eu connaissance avant que le magicien ne l’aspirât dans sa baguette magique et ne le lui fît rêver.

23. Là-dessus, le dormeur feignait d’être tout contrit devant le grand pouvoir du magicien, sur quoi celui-ci faisait ordinairement le généreux, rendant ses mille livres au parieur malavisé avec cette remarque que, la prochaine fois, sa hardiesse ne rencontrerait pas tant d’indulgence, ce qui ne manquait pas de susciter chez les spectateurs de nouveaux applaudissements.

24. Voilà tout ce qu’il fallait savoir sur tes rêves égyptiens. Que penses-tu à présent de ce tour, et quelle différence y trouves-tu avec notre propre manière de susciter les rêves ? »

25. Hiram dit : « Mais… ce que tu viens de me conter est exactement ce qui s’est passé à Memphis ! Ah, quelle infâme supercherie !

Ah, ah, vraiment, quelle bêtise de ne pas avoir compris cela sur-le-champ ! Et cette histoire de jeune fille qui prédisait l’avenir doit certainement s’expliquer de la même manière ! »

26. Jean dit : « Oui, c’est exactement pareil — à l’exception de ce qu’elle t’a prédit ; mais il y avait alors derrière elle un magicien qui, sans être vu, gardait depuis longtemps sur toi son œil clairvoyant ! — Comprends-tu un peu mieux à présent ce que je t’ai dit ? » GEJ5 CH183  untitled (retour-du-christ.fr)

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